J’anticipais depuis un certain temps les derniers moments de mon vol Montréal-Beyrouth. Au-dessus de la Méditerranée sur la côte libanaise, j’avais sélectionné mon siège côté est, imaginant apercevoir au loin la Syrie, mon pays d’origine que j’ai quitté à l’âge de sept ans et que je n’ai revu qu’une seule fois depuis. Je n’aurais sûrement pas vu la Syrie de façon très nette, ni pour très longtemps, mais considérant la situation actuelle dans la région, ça m’aurait suffi. J’étais si convaincu et excité par cette idée que je n’avais pas du tout considéré qu’un facteur aussi important que la météo pouvait en décider autrement.

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Et c’est ce qui arriva: au moment de l’atterrissage, d’épais et apocalyptiques nuages, vestiges d’une récente tempête dans la région, bloquaient complètement la vue, séparant le ciel de la terre, la paix de la guerre, mes idées préconçues de la réalité, Montréal de Beyrouth, le Liban de la Syrie. L’image du pays qui m’a vu naître allait rester embrouillée dans ma tête pour quelque temps encore. Nous atterrissons enfin et je me sens à la fois si près et si loin de mes racines. Ces racines invisibles, j’ai commencé à les sentir lorsqu’elles ont commencé à brûler. Il fallait maintenant m’en approcher.

Avec en tête quelques objectifs précis et quelques autres plus flous, je me promène un jour de décembre 2013 dans le chaos organisé de Beyrouth en me laissant guider par certains conseils, certaines couleurs, certaines rencontres, certains bruits. Autour de moi, les traces de la guerre civile libanaise sont encore palpables sur les immeubles et les individus. Quelques-uns d’entre eux ont même décidé, de plein gré, de conserver les cicatrices laissées sur les bâtiments par les armes de guerre, comme s’ils avaient peur d’oublier ce passé. Ces traces me font imaginer le passé du Liban, mais aussi le futur de la Syrie.

Après de premiers jours intenses en rencontres et d’émotions, je me dirige vers une librairie pour digérer le tout, à l’abri du bruit. Sur mon chemin, je rencontre un jeune garçon seul dans la rue. Nous commençons à discuter et, comme son accent arabe révèle son origine syrienne, je lui demande depuis combien de temps il se trouve à Beyrouth. Depuis deux ans, dit-il, quelques mois après le début de la crise syrienne en 2011. Et quand je lui demande son âge, il répond qu’il en a sept. Lapsus: il se reprend immédiatement en disant qu’il en a neuf. Comme si ces deux années-là, ses deux années-là, ne l’avaient pas suivi en exil.

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Ahmed a quitté sa ville natale d’Alep et vit en compagnie de son père dans la capitale du pays voisin. Incluant les autres pays limitrophes de la Syrie, ils sont un million d’enfants victimes du conflit selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Un nombre devenu surréaliste et difficilement imaginable. Pour se nourrir, payer leur appartement et survivre, père et fils vendent des noix salées («mlouhat» en arabe) aux coins des rues, dans deux quartiers différents de Beyrouth afin de rejoindre un plus grand nombre de personnes. Des noix achetées en gros et revendues à peine plus cher, laissant place à un maigre mais vital profit. Entre deux feux et deux klaxons, ils tentent de vendre leurs sachets de noix aux passants et aux nombreux automobilistes de la ville. Pour Ahmed, c’est de la nourriture qu’il vend alors que pour d’autres, ce sont des paquets de gomme ou des fleurs. Certains offrent aussi des services comme le nettoyage de souliers, ceux à côté de la mer par exemple. D’autres ne font que mendier aux passants. Ils sont nombreux dans la ville, et on s’habitue étonnamment rapidement à leur présence.

Pendant notre discussion, une dame passe devant nous avec deux écoliers en uniforme du même âge qu’Ahmed. Tout le monde se regarde. Ahmed est bien habillé, il va lui aussi à l’école, mais ce sont malgré tout deux univers complètement différents qui entrent en collision pendant quelques instants. «Elle m’a vu, la dame» lance Ahmed, qui n’est pas étranger aux regards curieux des passants.

En une journée, l’objectif d’Ahmed, établi par son père, est de vendre pour 30 dollars de noix. Alors que certaines personnes sont plus généreuses et donnent plus que la somme demandée, parfois même par charité sans prendre de noix en échange, d’autres sont plus vicieuses. Le jeune réfugié syrien raconte de façon stoïque une aventure moins heureuse qu’il a récemment vécue: trois jeunes hommes qui passaient dans le coin lui ont volé 15$. «Ma andon zok. Allah y samhon.» Une expression arabe qui signifie qu’«ils n’ont pas de classe, que Dieu leur pardonne.»

Le soleil se couche tranquillement sur la capitale vivant entre les montagnes à l’Est et la mer à l’Ouest, et le moment est idéal pour photographier Beyrouth avec ses textures, ses immeubles d’avant et d’après-guerre, ses habitants, son art de rue. C’est justement en prenant des clichés à côté d’Ahmed que j’ai initialement capté son attention. Première remarque en observant mon matériel: «Tu es plus riche que mon père!», une constatation à laquelle il est difficile de répondre. Ahmed finit par emprunter mon matériel pour devenir photographe le temps de quelques clichés. Après des conseils de base, à son tour d’observer le monde, lui qui est souvent observé par les passants, touristes ou locaux. Et quand je demande au jeune garçon ce qu’il veut faire comme métier dans le futur, quand il sera plus grand, il répond sans hésitation vouloir devenir avocat. Peut-être pour redonner à d’autres une justice qui lui aura échappé.

Malgré le plaisir qu’il semble avoir, un dilemme s’impose à moi depuis un certain moment: continuer à discuter avec Ahmed, lui permettre de s’amuser avec mes caméras et avoir l’esprit tranquille ou le laisser vendre ses noix? Mais il est trop tard, et la journée qui tire à sa fin répond à la question: 18h, il est temps pour Ahmed d’aller rejoindre son père dans le quartier voisin.

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Il faut par contre savoir qu’Ahmed n’est pas Ahmed. Avant de quitter, le jeune garçon me demande si je vais «le montrer à la télévision», pensant peut-être que j’étais un journaliste renommé. J’aurais été heureux de pouvoir lui dire que oui, mais je lui explique que je n’ai pas ce pouvoir et que je risque de montrer les photos et vidéos à mon entourage uniquement. Contrairement à mes attentes, il m’explique qu’il préfère que je n’utilise pas le tout, son père pouvant être en désaccord. Sensible à ses préoccupations, je le rassure; je n’utiliserai pas de matériel sans consentement. Peut-être pourrait-il expliquer à son père notre rencontre pour savoir s’il est d’accord qu’on publie le tout? Je note mes coordonnées dans un carnet pour que son père puisse me rejoindre, pour aussitôt faire face à une situation à laquelle je ne m’attends pas: le père d’Ahmed ne sait pas lire ni écrire. Possible réalité que j’avais oubliée. Dorénavant, il fallait que je change son nom, que je brouille les images pour pouvoir partager l’histoire d’«Ahmed», devenue embrouillée comme celle de la Syrie.

Soudain, Ahmed n’était plus Ahmed, mais plutôt ces milliers d’enfants d’une génération souvent sans nom subissant malgré elle les conséquences de la vie. Avec presque 20 ans d’écart, Ahmed et moi avons tous deux quitté la Syrie à l’âge de sept ans pour nous croiser à Beyrouth, le temps d’une conversation. Le voilà maintenant qui disparaît, tout aussi doucement qu’il apparu, fonçant innocemment dans le coeur bouillonnant de la ville. Je reste immobile un instant, la tête dans les nuages, avec dans mes mains quelques sachets de noix, espérant secrètement qu’il arrive un jour à me rejoindre.